Pour information, L’Écho n’a pas daigné nous répondre pour cette proposition de carte blanche.
Le mardi 9 avril, L’Écho publiait une opinion de Nicolas De Pape, dont le propos visait à tenter de démontrer l’obsolescence du cordon sanitaire. Au contraire, celui-ci reste primordial !
Il faut reconnaître à l’auteur un certain talent dans l’art d’utiliser des techniques argumentatives particulières : dire que le débat entre Georges-Louis Bouchez et le Vlaams Belang constituait apparemment une rupture du cordon sanitaire médiatique vise ainsi à instiller le doute là où il n’y en a pourtant pas : ce débat le rompait allègrement. N. De Pape dénonce la confusion régnante… pour la semer à son tour.
Contrairement à son propos, la notion d’extrême droite n’est pas floue. Des bibliothèques entières en ont précisé l’histoire, l’idéologie, les évolutions… Et pour la situation actuelle, nombre de textes scientifiques ont clarifié ce que l’on peut/doit qualifier d’extrême droite.1 Malgré les tentatives de lissage et de camouflage du propos, l’extrême droite, qu’elle soit ancienne ou plus récente, conserve les mêmes caractéristiques. Elle reste ce mouvement politique réactionnaire face à la révolution du mouvement des Lumières qui fonde nos démocraties modernes.
Si un certain flou persiste malgré tout, c’est moins dû à une absence de définition scientifique qu’à une confusion entretenue par des partis de droite traditionnels qui, de plus en plus, « extrême droitisent » leurs positions, partagent des thèses de l’extrême droite sur X et, ce faisant, les normalisent. Le Soir a d’ailleurs montré, en s’appuyant sur une étude de la « Foundation of European Progressive Studies », que c’était moins l’extrême droite qui changeait que la droite qui la normalisait, la rendait fréquentable et acceptable, en en reprenant largement les thématiques et les éléments de langage.2
Loin de rendre obsolète le cordon sanitaire, ce constat pose plutôt la question de l’opportunité de son extension. Si les politologues estiment que la N-VA est un parti démocratique, ils admettent aussi qu’elle renferme en son sein des personnalités borderline, voire plus, à l’exemple de Theo Francken. Par ailleurs, par ses références, écrits et déclarations, Drieu Godefridi coche un grand nombre – pour ne pas dire la totalité – des cases qui classent à l’extrême droite. Clairement, la N-VA cherche ici à tester la solidité du cordon sanitaire, en particulier médiatique, en Belgique francophone.
Il est très ironique de constater que c’est précisément au moment où les vertus du cordon sanitaire médiatique en Belgique francophone sont reconnues de toute part, et notamment dans les milieux académiques3, que des voix à droite le jugent obsolète : voilà un bel hommage qui lui est rendu puisqu’on reconnaît implicitement son efficacité. Est-ce justement là la raison pour laquelle certains voudraient le voir disparaître ?
À en croire N. De Pape, cesser de faire des calembours fumeux sans modifier le contenu des propos suffirait à ne plus être d’extrême droite. L’auteur n’est malheureusement pas seul dans cette posture (volontairement ?) naïve. S’en référer à Mathieu Bock-Côté, ce chroniqueur québécois d’extrême droite du Figaro, ne peut être un choix innocent ou une erreur. « Dis-moi qui tu cites et je te dirai qui tu es. »
Par ailleurs, les faits sont têtus et sont quelque peu déformés par M. De Pape, lui permettant le confusionnisme de son raisonnement. Ce n’est pas De Morgen, journal qualifié de gauche dont il est intéressant de relever qu’il invite beaucoup de chroniqueurs d’une autre mouvance (Mark Elchardus, Vincent Stuer…), qui tient les propos qui lui sont imputés, mais Luckas Vander Taelen. Ce dernier est un homme politique flamand sur le retour qui écrit en tant que chroniqueur extérieur. Ce n’est donc nullement un journaliste de la rédaction. Quant à Doorbraak, ce site d’information présenté comme indépendant, il est dans les faits nationaliste flamand et conservateur et est financé principalement par trois industriels pro-Flandre (Bart Van Malderen, Hugo Van Geet et John Dejaeger). Enfin on se souviendra qu’Alain Gerlache a été porte-parole de Guy Verhofstadt, ce qui n’en fait pas vraiment un gauchiste.
Un dernier élément. N. De Pape se présente habilement comme « licencié en sciences commerciales et financières ». Or il n’est pas un citoyen lambda, mais l’auteur d’un livre dénonçant le « wokisme », ce concept de l’extrême droite américaine importé chez nous par leurs équivalents français et rapidement repris par celles et ceux qui, à droite, participent à la dédiabolisation de celle-ci. Lors de la parution de cet ouvrage, il a donné plusieurs interviews à des médias français, et les propos tenus sont éclairants. Dans Le Figaro, il a souligné combien la France ne devait pas se plaindre car Éric Zemmour y a partout la parole, ce qui serait impossible en Belgique.
Cette remarque nous amène au but réel de sa dénonciation du cordon sanitaire médiatique, ce qui devient limpide lorsqu’il mentionne le parti Chez Nous à la fin de sa carte blanche. Si le verrou médiatique saute, c’est la fin du cordon sanitaire politique qui peut alors découler. Car reconnaître que des partis d’extrême droite sont des partis comme les autres et, à ce titre, doivent avoir un accès complet et indistinct aux médias n’est que la première étape vers le fait de leur accorder la possibilité de participer au pouvoir.
Le texte de N. De Pape illustre trois choses. Il démontre en creux l’efficacité du cordon sanitaire médiatique. Il montre jusqu’où la droite est prête à aller pour discréditer ce dispositif essentiel. Et ce dans un but et avec un agenda politique évident : permettre à l’extrême droite de grandir et d’accéder au pouvoir.
Le cordon sanitaire médiatique est donc une première digue qu’on ne peut laisser en aucun cas se fissurer, au risque de la voir s’effondrer et de laisser la haine se déverser pour renverser la démocratie.
Julien Dohet et Olivier Starquit. Syndicalistes, militants antifascistes et auteurs de La bête a-t-elle mué ? Les nouveaux visages de l’extrême droite, Bruxelles, Centre d’Action Laïque, coll. « Liberté j’écris ton nom », 2020.
- Benjamin BIARD, « Ce dont l’extrême droite est le nom », Les @nalyses du CRISP en ligne, 25 mars 2024, www.crisp.be. ↩︎
- Pourquoi l’extrême droite et le populisme montent partout dans le monde sauf peut-être en Wallonie, rubrique « Pourquoi ? », Le Soir du 08.04. ↩︎
- Outre les textes de Benjamin Biard (CRISP), voir les recherches de Leonie de Jonge, en particulier « The Populist Radical Right and the Media in the Benelux: Friend or Foe? », The International Journal of Press/Politics, 24(2), 2019, p. 189-209. ↩︎