Le Front Antifasciste de Liège lance une série d’interviews sur des sujets d’actualité lié à l’extrême-droite et à l’antifascisme dans d’autres pays. Il s’agit d’aller à la rencontre de camarades afin de tisser des liens, récolter leurs opinions et expériences mais aussi d’échanger et de débattre.
Pour cette première interview, nous vous proposons un entretien avec deux ami.e.s, N et C, qui vivent en Italie.
[FAL] : Après une énième nouvelle crise politique en Italie, de nouvelles élections vont se dérouler ce 25 septembre. Tous annoncent une victoire de l’extrême-droite mais avant de rentrer dans le vif du sujet, pourriez-vous nous dire quelques mots sur vous ?
C & N : Nous sommes un couple dans la trentaine vivant en Toscane (centre nord de l’Italie. Anarchistes tous les deux, moi (C.) je viens de Liège et j’ai toujours baigné dans les milieux anars ; N., lui vient de Livourne et il fréquentait plus les sphères communistes et ultras [NDLR : ultra = supporters de foot] de sa ville. Maintenant nous vivons ensemble depuis 5 ans dans un village de montagne.
[FAL] Vous vivez dans une région rurale du centre de l’Italie, dans un endroit où l’extrême-droite municipale gouverne. Comment ça se passe dans votre quotidien ? Et quelles sont les résistances ?
C. : Ce qui compose la majorité politique dans notre commune est un parti personnel formé par un homme qui possède un buste de Mussolini et un portrait d’Hitler chez lui. Pour l’anecdote il a également formé un parc public de statues intitulé « Parc de l’honneur et du déshonneur » dans lequel on trouve par exemple du coté honorifique les statues de Trump et de Poutine.
Dans une petite commune comme la notre, tout le monde connait tout le monde, ça réduit considérablement les champs d’action car en affichant des couleurs politiques différentes on s’expose à toutes sortes de pression. Par exemple, si on a quoi que ce soit à demander à la commune ils font tout pour retarder ou compliquer les choses comme les permis de constructions etc.
D’ailleurs, on a fini par perdre notre travail, on gérait le camping communal, ils ont fini par ne pas renouveler notre contrat alors que c’est ce qui était convenu. Enfin on ne vit pas vraiment en démocratie dans le sens où on a pas vraiment intérêt à dire trop fort ce qu’on pense. En ce qui concerne les résistances elles sont néantissime, le candidat de l’opposition (parti démocratique) s’était d’abord frotté à la Lega avant de se présenter au PD c’est dire la force de leurs convictions, on parle de gens super cathos, pro life, pro famille traditionnelle, rien à espérer de leur part.
[FAL] : Avant de parler de la situation contemporaine, j’aimerais revenir un instant sur des aspects plutôt historiques de l’Italie puisqu’à la différence de la Belgique, elle était dans le camp du fascisme lors de l’entre-deux-guerres et de la seconde guerre mondiale. Comment est vécu cet héritage historique en Italie ?
N. : L’idéologie fasciste n’a jamais été renversée et en Italie il n’y a pas eu de vrai procès comme celui de Nuremberg contre le nazisme en Allemagne. Il y a eu des procès sommaires ou des procès du peuple dont le plus éclatant fut celui de Mussolini.
Les premières années après la Seconde Guerre mondiale les fascistes ont dû faire profil bas mais, après 5 ans, à cause aussi du parti communiste italien les personnes qui occupaient les postes de fonctionnaires sous le régime fasciste furent réhabilitées (le fascisme a duré 20 ans, la majorité de la population y avait adhéré). Il n’y a donc pas eu de réelle fracture entre l’idéologie fasciste d’alors et celle d’aujourd’hui. Les slogans fascistes de l’époque comme « Dieu, patrie et famille » sont toujours utilisés par Fratelli d’Italia (parti de Giorgia Meloni).
C. : D’ailleurs les fascistes d’aujourd’hui ont grandi avec des portraits de Mussolini dans le salon de leurs parents… Les valeurs et les références sont exactement les mêmes. J’ai l’impression qu’autant l’Allemagne a toujours traîné une honte du nazisme derrière elle, autant ici en Italie c’est plus la honte d’avoir été vaincus…
[FAL] : Dès le lendemain de la guerre un parti fasciste s’est à nouveau présenté aux élections italiennes, le MSI (Mouvement Social Italien). Pourtant, on dit souvent qu’après la guerre l’Italie s’est doté d’une constitution que l’on qualifie parfois « d’antifasciste ». Pouvez vous dire un mot sur pourquoi on lui a accordé un tel qualificatif et pourquoi, malgré cette constitution, le MSI n’a jamais disparu ?
N. : La constitution interdit effectivement la création d’un nouveau parti dit « parti fasciste italien » mais vu l’absence de rupture idéologique elle n’a pas empêché la création de partis identiques idéologiquement parlant, c’est la raison de l’existence du MSI, Alleanza Nazionale et pour finir Fratelli d’Italia.
[FAL] : Quelles pourraient être les grandes étapes/échelons de l’extrême-droite italienne ? Et celles de l’antifascisme italien ?
N & C : Le passage fondamental entre le MSI et L’Alleanza Nazionale est la « svlota di Fiuggi« . On pourrait faire un parallèle avec la transformation du Front National français du père Le Pen en Rassemblement National de Marine Le Pen : une prétendue rupture idéologique qui n’en est pas une, conservation des logos, volonté de redorer l’image du parti auprès de l’opinion publique. Une minorité, encore plus nostalgique du fascisme, n’a pas accepté ce changement, fut-il de façade et créa Forza Nuova, qui existe encore.
En 2012 après diverses expériences de gouvernement coalition Berlusconi, certains membres de L’Alleanza Niazionale (dont Giorgia Meloni) fondent un nouveau parti qui se redéplace encore plus à droite de l’échiquier politique : Fratelli d’Italia.
Vu qu’au lendemain de la guerre les fascistes ont été réhabilités dans la société, l’antifascisme communiste a très vite été marginalisé. Il se résume à des collectifs, des centre sociaux / squats, une minorité de groupes ultras (5 à la connaissance de N.), certains syndicats étudiants (Trente, où certains profs et étudiants fondèrent le Brigate Rosse / Brigades rouges qui séquestrèrent et tuèrent le premier ministre Aldo Moro, des magistrats et chefs de la police vers 1970.
Les seuls mouvements antifascistes dignes d’être mentionnés aujourd’hui sont le mouvement féministe « Non una di meno », les associations catholiques qui s’occupent des migrants et les mouvements LGBTQIA+ en lutte pour plus de droits. Ces citoyen.nes n’ont pas de représentation politique spécifique. On peut malgré tout mentionner le sénateur Zan du PD et la sénatrice Cirinnà du movimente 5 stelle pour porter le projet de loi pour la protection des personnes LGBTQIA+ (qui, pour le moment, a été rejetée suite à une grosse propagande catholique).
[FAL] : Revenons à la situation d’aujourd’hui. De Belgique, nous avons peu de connaissance du monde politique italien hormis quelques noms comme Berlusconi, Draghi, Monti, Salvini ou encore Grillo. Bref, dans tous les noms cités il n’y a que des politiciens de droites ou populistes. Comment expliquer cette surreprésentation des droites italiennes et par conséquent l’invisibilité des gauches italiennes ?
C. : Alors tout d’abord il y a un point important à éclaircir, c’est le point de vue de l’échiquier politique belge et italien. En tant que belges on va considérer les politiciens et la politique italienne plus à droite que ce que ne l’estiment les Italiens. Pour nous Berlusconi représente déjà une droite forte, limite à l’extrême droite, pour les italiens comme sur la page wikipedia de Forza Italia (le parti de Berlusconi), il est considéré au centre-droite.
C’est important parce que ça modifie tout le reste de l’échiquier politique dont la gauche (une vraie gauche type France Insoumise) est quasiment inexistante ou insignifiante et non représentée au parlement. Il existe un parti démocrate dans la lignée de Blair et Clinton[1] qui pour nous serait de centre droite, ici en Italie il est considéré centre gauche et il est un descendant du parti communiste. La surreprésentation des droites doit beaucoup au fait que Berlusconi soit propriétaire d’importants groupes éditoriaux, journaux et chaînes de télévision très populaires ainsi que d’équipes de football, banques, etc., qui ont durablement marqué la vie italienne.
[FAL] : Certains ont vu dans les bouffonneries et les excès d’un Berlusconi les prémisses d’un Trump ? Qu’en pensez-vous ?
N & C : Oui clairement, Berlusconi est un précurseur dans son style, déjà dans le parcours, de passer de magnat de l’immobilier à la politique mais aussi dans leur manière de communiquer, de plaisanter de sujets graves, un rapport aux femmes extrêmement sexiste, il y a effectivement pas mal de parallèles entre ces deux figures.
[FAL] : Le paysage et système politique italien semble perpétuellement en crise – du moins bien plus régulièrement que le reste des pays de l’UE. Quelles sont les lignes de fractures, de tensions qui provoquent cette multiplication de crise ? Quel est le sentiment dans la population ?
C & N : C’est une question très complexe à laquelle nous ne pouvons répondre de manière univoque. N. pense que l’Italie est un pays fractionné dans lequel il n’existe pas de sens du bien commun, le peuple italien aurait des intérêts divergents selon les régions. C. remarque que la géographie et l’histoire du pays jouent un rôle important dans le sens que le mode de vie au Nord s’apparente plus à celui de l’Europe centrale ( Allemagne, Suisse, Autriche) alors que le Sud a subi des influences arabo-africaines. Les gouvernements sont donc composés de coalitions qui ont des intérêts opposés.
Il faut aussi noter que la stabilité du gouvernement est compromise par deux articles de la constitution qui permettent aux minorités du gouvernement de voter la défiance et de faire sauter le gouvernement, ce qu’elles ne manquent pas de faire à chaque fois. Ainsi aucun gouvernement n’a tenu jusqu’à fin mandat. Donc nous ne voyons pas de quelle crise tu parles. Crise ? Quelle crise ? C’est juste le grand running gag politique italien !
Le sentiment de la population, c’est difficile à dire, pour N., vu que le gouvernement n’a pas été élu mais nommé par le président de la république Sergio Mattarella la défiance du gouvernement est interprétée comme un jeu de pouvoir en haute sphère.
[FAL] : Quelles sont les dynamiques sociales ou les débats de société qui expliquent ce vote à droite dans toute en Italie ?
C & N : Tu nous as pris pour des politologues ou quoi ? C’est trop complexe comme question. Qu’est-ce qui fait aujourd’hui le succès de la droite et de l’extrême-droite ? Une propagande axée sur la haine et sur la peur, des réponses simples et myopes à des problématiques complexes comme toujours.
[FAL] : Il y a peu de temps, vous avez eu un gouvernement dirigé par Salvini, la figure de proue du parti d’extrême-droite « La Ligue ». En quoi ces nouvelles élections sont encore plus inquiétantes ? Peut-on dire que Salvini c’est un peu une figure politique comme Marine Le Pen et Giorgia Meloni une « outsider » comme Zemmour ?
C. : On peut effectivement faire un tel parallèle, dans le sens ou Salvini et Lepen ont de la bouteille politique, ils se sont frottés aux réalités de terrain et on dû en quelque sorte mettre de l’eau dans leur vin même si ils n’en pensent probablement pas moins que des Meloni ou des Zemmour. Pour moi ces élections sont plus inquiétantes car le speech de Meloni est encore plus agressif. Mais politiquement je ne sais pas si ce sera vraiment différent. Ce qu’il faut noter c’est que ça n’effraie pas les italiens, au contraire. Il semble que tant qu’un mouvement d’extrême droite ne fasse pas appel aux forces militaires, en Italie, il ne sera considéré que comme un parti de droite relativement banal et pas comme un parti fasciste.
N. : Compte tenu de l’expérience politique de la Lega et des gouverneurs et bourgmestres de Fratelli d’Italia, on a toutes les raisons d’avoir peur. Notre seul salut se trouve dans les tribunaux et chez les juges (pilule difficile à avaler pour un anarchiste) comme on l’a vu quand Salvini a bloqué les bateaux de migrants en mer ou quand les gouverneurs de Fratelli d’Italia bloquent les droits à l’avortement.
[FAL] : Qui est Giorgia Méloni ? Pourquoi est-elle inconnue dans le reste de l’Europe alors qu’elle est particulièrement plébiscitée en Italie ? Quelles évolutions voyez-vous si elle arrive au pouvoir et avec quelle majorité ? Qu’est-ce que ça va changer en Italie et pour la vie des italien.ne.s ?
N. : Giorgia Meloni est issue de la sous-culture romaine, d’une famille fasciste (sa mère était au MSI), elle s’implique dans Alleanza Nazionale puis dans Fratelli d’Italia (parti qui fait 2-3% aux dernières élections voilà pourquoi elle est encore méconnue en Europe). Les derniers sondages la donnent gagnante car elle tend a rassembler les votes des électeurs déçus de la Lega et de tous les autres partis qui ont formé la coalition de Draghi (de la Lega au parti démocrate). (NDLR : il s’agit du dernier gouvernement qui est tombé récemment).
En ce qui concerne les changements, rien au niveau économique (la dette publique ne permettant pas de grands changements), on assistera probablement à un recul des droits sociaux, réduction des droits des migrants, etc. Sa majorité sera en réalité une coalition droite/extrême droite avec Berlusconi et Salvini.
[FAL] : Est-ce que vous pourriez nous faire un panorama de l’extrême-droite italienne ? Quelle différence entre la Ligue, Fratelli, le MSI et la Casa Pound ?
N et C : Le MSI est le parti qui a remplacé le PNF (Partito Nazionale Fascista) qui lui même a été remplacé par Alleanza Nazionale en 1995 qui a lui même cédé sa place à Fratelli d’Italia en 2012 (pour faire simple parce que sinon entre l’AN et FI il y a eu Popolo della liberta pendant 3 ans en coalition avec Forza Italia de Berlusconi).
Fratelli d’Italia est caractérisé aujourd’hui par leur penchant atlantiste en plus d’être nationalistes, eurosceptiques, réactionnaires, populistes de droite et postfascistes.
La Lega Nord naît comme parti séparatiste transversal, et se positionne aujourd’hui de droite, « anti-système » et eurosceptique. La majorité de ses électeurs viennent du Nord de l’Italie. En 2017 le parti est dissout pour former « Lega pour Salvini Premier ministre » afin de ratisser plus large mais surtout pour ne pas rembourser les fonds électoraux à hauteur de 49 millions d’euros que devait l’ancien parti.
Fondé en 2003 la Casa Pound est issu d’une occupation sociale fasciste dans le centre de Rome. Il s’agit d’un parti d’extrême droite révisionniste, négationnistes, leur particularité étant de prôner la violence directe. Culte de l’antique grandeur de l’empire romain, euroscepticisme, ultra-nationalisme, anti-musulmans, anti-communistes c’est le parti le plus à droite de l’échiquier politique en coude à coude avec Forza Nuova (ces derniers y ajoutent la théorie du grand remplacement et la théorie du lobby LGBT et du complot de la théorie du genre).
[FAL] : Monti, Dragi ce sont des technocrates, Berlusconi et Grillo ce sont des clowns, Salvini et Méloni des politiciens d’extrêmes-droites, un dernier mot pour parler de la politique en Italie ?
C. : J’ai envie de dire « basta fascismo », « basta pagliacci ». La situation est vraiment désespérante.
N. : Avec la disparition des grands partis (communiste, socialiste, et catholique) et des jeunesses politiques, l’espace politique a été investi par des partis personnels qui se basent sur le charisme de leur fondateur. Ces derniers peuvent se contredire sur l’espace de quelques semaines car leurs idées ne sont pas le ciment de leur discours, l’important étant de suivre la tendance. Ceci créant une involution culturelle politique.
[1] NDLR : Appelée plus communément « la troisième voie », elle marque un tournant néolibéral et gestionnaire de la politique et de l’économie. En Belgique, elle prendra la forme, entre autres, de l’Etat Social Actif. De nombreux livres et articles sont consacrés à cette mutation, nous n’en citons qu’un parmi d’autres : « La résistible ascension du néolibéralisme » de Bruno Amable paru récemment aux éditions La Découverte.