15 août 2022, dans une petite ville du nord-est de la Syrie. Le lieu, mais aussi la date méritent, à mes yeux, quelques lignes. Non pas tellement que ce soit le jour de la montée au ciel de la vierge Marie, raison pour laquelle tant de gens dans ma ville natale se désinhibent de façon démesurée à coup de bières et de pékets. Non pas tellement que le deuxième pays le plus peuplé du monde, l’Inde, fête ses trois quarts de siècle d’indépendance britannique, bien que cela soit un évènement historique de première importance. Non… si je veux vous parler en ce 15 août, c’est parce qu’il y a tout juste 38 ans, le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) réalisait sa première action de guérilla. Cette date de l’année 1984 constitua un tournant décisif pour l’histoire du parti, fondé six ans auparavant, et de la résistance du peuple kurde. Elle démontrait au gouvernement turc que le temps de l’impunité face à l’oppression était de l’histoire ancienne. Elle prouvait aux millions de kurdes opprimés dans les frontières de quatre états-nations différents que la résignation était à jeter aux oubliettes. Ici, comme ailleurs au Rojava, la date est fêtée comme il se doit. (1)
Nous ne sommes pas habitués chez nous à cultiver les mémoires résistantes, or cela s’avère essentiel pour construire une identité enracinée, qui repose sur une tradition de lutte et de défense de valeurs. Certes, l’un ou l’autre évènement formel vient parfois rappeler, par exemple, le souvenir de la résistance lors de la IIème Guerre Mondiale. Mais cela n’a pas, n’a plus, grand-chose de la fête populaire militante reliée à une actualité combative. Il faut dire qu’ici le quotidien se charge bien d’éviter tout risque d’oubli du pourquoi être organisés et déterminés pour résister est vital.
C’est un des apprentissages importants que je retire de cette expérience: l’importance de s’inscrire dans les pas de luttes passées, de construire un lignage avec des personnes s’étant levées pour faire face à des injustices, osant s’il le faut en assumer toutes les conséquences. Trop souvent, dans notre militance, nous gardons, au contraire, consciemment ou pas, une certaine distance avec des combats du passé sous couvert de fuir les carcans du dogmatisme, comme si filiation était synonyme d’imitation. Or, je pense que c’est là, comme le dit cette curieuse expression médiévale, ’jeter le bébé avec l’eau du bain’. Il s’agit d’un piège tendu dans lequel nous tombons et retombons sans en mesurer les conséquences. La modernité capitaliste compte parmi ses armes les plus efficaces un individualisme qui n’épargne pas les collectifs et les mouvements de résistance. Cela explique, en partie, leur division aujourd’hui et leur manque de lien avec ceux d’hier. Cette révolution syrienne kurdo-arabo-syriaque nous prouve bel et bien le contraire. S’inscrire dans une tradition ne rime pas forcément avec cloisonnement, respect et mémoire ne s’opposent en rien au renouveau et à la créativité. Les Zapatistes au sud du Mexique sont également un excellent exemple en la matière. Réticent•e•s à la moindre étiquette, hormis celle qu’iels se sont auto-attribuée, ils n’en décorent pas moins leurs murs d’effigies d’Emiliano Zapata, bien sûr, mais aussi du Che, de Gandhi, de Flores Magon ou d’Angela Davis, entre autres. Ici comme là-bas, on ne renie pas des origines idéologiques influencées par des Marx ou des Lénine, mais on n’en perd pas pour autant l’audace de vouloir créer quelque chose de nouveau, qui les dépasse et les réinvente. L’idée est bien de défendre une identité politique dont les racines sont anciennes mais en la fusionnant avec de multiples héritages lointains et récents dans une vision cultivant universalisme et internationalisme.
Par ailleurs, dans les deux cas aussi, guère de place, sous ces contrées, pour le politiquement correct qui ferait craindre d’être associé à l’usage d’armes. La dureté de la réalité et de l’histoire écarte d’elle-même certaines considérations éthiques hors sol sur le risque d’un goût pour la violence, que seuls les privilèges de l’occident peuvent permettre de formuler. Au Rojava, comme au Chiapas, on a compris de longue date et expérimenté dans sa chair à quel point :
» Toute lutte contre l’oppression passe par un conflit avec l’État (…) et qu’en raison de la nature de l’État, toute lutte de libération se transformera très probablement en lutte armée. »
Peter GELDERLOOS, « Comment la non-violence protège l’État », Éditions Libre, 2018. Consultable gratuitement en ligne : https://en.calameo.com/read/0058213039de99a15c67d
Cela fait des semaines que d’ici, j’écris à mon entourage et à quelques médias ma sidération, croissante au fil des jours, face au silence médiatique qui couvre la situation explosive d’une région du monde pourtant sous le feu des projecteurs lors de la dernière décennie. Alors, quand je reçois un message avec un laconique : » Tu y es pour quelque chose ? » et, en pièce jointe, une double-page d’un des plus importants journaux francophones du plat pays (celui qui se prétend ’libre’), mon sang ne fait qu’un tour. Sachant qu’il n’y a, selon toute vraisemblance, aucun lien avec mes humbles productions écrites, je me réjouis malgré tout qu’enfin des journalistes se décident à mettre à mal le mutisme ambiant. Le titre « Raqqa se reconstruit lentement et dans la douleur » annonce une intention, à première vue louable: se centrer sur l’emblématique ex-capitale du Califat de Daech. Pourtant, la déception est rapidement à la hauteur de mes attentes.
Comme souvent c’est lorsqu’on a pu appréhender la richesse et la complexité d’une réalité qu’on mesure la trop fréquente pauvreté des récits qui en sont faits. Si, comme c’est probablement le cas de la plupart des Belges, je ne sais que peu de choses de cette ville millénaire, je peux être ému à cette lecture empreinte d’humanisme. Lisant ces lignes sur les difficultés et les souffrances de la population locale, c’est pourtant bien une profonde indignation envers ses auteurs que je ressens.
Je ne comprends pas comment il est possible d’avoir deux envoyés spéciaux se trouvant dans un lieu aussi important dans l’histoire syrienne des dix dernières années et de passer à côté de tant de choses essentielles. À la lecture de cet article, je ne peux que me demander si cela est volontaire ou non, si la raison est l’ignorance ou un choix prémédité. Ainsi, dans un texte dépassant pourtant les 5000 caractères, pas un mot n’est dit de l’alternative politique mise en place à Raqqa (comme dans le reste du Rojava) ni des menaces actuelles que la Turquie fait peser sur elle.
Le 17 octobre 2017, la ville est libérée après avoir été, durant près de quatre ans, sous le contrôle de l’État Islamique qui en avait fait sa capitale. Si comme le dit l’article, les bombardements d’une coalition internationale ont joué un rôle, c’est bel et bien avant tout grâce au courage de combattant•e•s kurdes et arabes rassemblé•e•s au sein des Forces Démocratiques Syriennes que la victoire a pu être obtenue. Début avril, j’ai eu la chance de me rendre à Raqqa. Loger, en périphérie de la ville, dans une ancienne fabrique d’explosifs et de voitures piégées, désormais transformée en académie de la jeunesse, posait déjà ce décor chargé d’une impitoyable histoire. Y parcourir, le lendemain, différents quartiers, en compagnie d’un des commandants ayant mené les féroces combats pour la libération est pour le moins impressionnant. Le voir nous montrer les nombreuses traces encore visibles des violents affrontements et l’entendre nous les décrire, parfois avec moult détails, souvent en mentionnant le nombre de martyrs tombés, est saisissant. De tous les lieux vus, le plus poignant aura sans aucun doute été le stade de football, la Zone 11. Daech en avait fait sa prison. Nous serions, nous dit-on, les premiers étrangers à y entrer depuis la chute du Califat. Nous longeons une pelouse soigneusement entretenue puis on nous invite à descendre quelques marches pour entrer dans un espace couvert par les gradins. Il abritait les vestiaires avant de céder la place aux cellules et salles de torture du régime fasciste de Daech.

J’ai, une fois dans ma vie, mis les pieds dans un centre de concentration nazi (à NatzweilerStruthof en Alsace) et je n’ai pas pu m’empêcher de faire le rapprochement. Les nombreuses précisions et les histoires plus atroces les unes que les autres, la vue de noms, messages et décomptes de jours inscrits sur les murs ont de quoi vous glacer littéralement le sang. À la sortie il me faut de longues minutes avant de retrouver partiellement mes esprits. Soudain, je pense au stade de Santiago du Chili et au chanteur Victor Jara, assassiné quatre jours après le coup d’État de Pinochet. Soudain, je pense à la chanson écrite en sa mémoire par Julos Beaucarne (3) et me dit que décidément les êtres humains sont capables de sacrées horreurs.
Un peu plus tard, après un délicieux repas partagé avec nous au bord de l’Euphrate, Abou Yassim nous raconte un épisode qui, dit-il l’a profondément marqué et symbolise à ses yeux les raisons et le sens de tant de vies sacrifiées pour libérer cette ville de Raqqa. Alors qu’ils se battaient maison par maison, rue par rue, dans une avancée rendue d’autant plus difficile que les islamistes n’hésitaient pas à utiliser la population comme boucliers humains, tout à coup, au détour d’une rue, une jeune femme voilée de noir s’avance vers lui. Devant le risque élevé d’attentat suicide, il pointe son arme et lui ordonne de s’arrêter. Elle n’en fait rien, continue à avancer et, retirant son voile, elle s’écrie : » Donnez-moi une arme, on n’en peut plus ici, moi aussi, je veux faire que cela change ! « . Elle intègre les forces armées, au sein de YPJ, les Unités de Protection de la Femme, organisation militaire exclusivement féminine (liée aux YPG, Unités de Défense du Peuple, mixtes). Rapidement, elle assume des responsabilités et participe à la libération d’autre lieux. » Je l’ai revue environ un an plus tard, pleine d’assurance elle n’hésitait pas à me donner des instructions. Je me suis dit que tous les efforts de cette révolution valaient la peine ! «

Dès lors, Mr. Hussam Hammoud et Mme. Céline Martelet, vous qui êtes des « envoyés spéciaux », vous qui écrivez pour de grands quotidiens (4), que s’est-il passé à l’heure de prendre la plume ? Pourquoi vous contentez-vous de décrire la souffrance avec paternalisme et orientalisme ? N’êtes-vous donc pas au fait de l’histoire et de l’actualité du lieu ? Ne savez-vous pas qu’à tous les niveaux de pouvoir au Rojava des structures autonomes de femmes existent ? Ne vous a-t-on pas raconté que, depuis plusieurs années, nombre de celles-ci sont spécifiquement autogérées par et pour des centaines de milliers de femmes arabes ? N’avez-vous pas entendu parler des académies et des formations en Jinéolojî, cette incroyable science des femmes et de la vie, ou encore de l’expérience unique et utopique du village de Jînwar ? Aucune information ne vous est-elle parvenue sur les bombardements et les assassinats menés par le gouvernement turc et ses mercenaires islamistes ? Personne ne vous a dit que le 22 juillet dernier, à leur sortie du « Forum de la révolution des femmes » qui se tenait à Qamishlo, pour évoquer 10 ans d’acquis de la révolution des femmes, trois commandantes des YPJ ont été assassinées par un drone turc qui a pulvérisé leur véhicule (5) ?

Le problème c’est qu’à un certain niveau l’omission devient selon moi coupable. Coupable d’alimenter une vision misérabiliste du Moyen-Orient. Coupable d’occulter à la fois l’incroyable potentiel révolutionnaire qui y est à l’œuvre et les responsabilités politiques indéniables des alliés d’une Turquie en roue libre. Bien sûr, l’idéologie politique authentiquement ’socialiste’ au cœur de l’AANES est très probablement éloignée de votre idéal politique et celui de votre rédaction. Néanmoins, ne pas reconnaître que, dans la région, c’est, de loin, ce qui se fait de mieux en matière de droits humains c’est faire preuve soit de bêtise, soit de mauvaise foi. En quittant Raqqa, je ne peux m’empêcher de penser à des proches assumant d’importantes fonctions politiques sous bannière verte, adoptant des discours qui se veulent ouvertement féministes. Si parler de tout n’est forcément jamais possible, certains silences n’’ont pas d’excuses. Ne pas les entendre dire un mot de ce qui se vit aujourd’hui au Rojava me paraît impardonnable et m’inspire ces quelques mots en guise de final :
» Si parler d’écologie sans parler de lutte de classes, c’est faire du jardinage, disons que parler de féminisme sans parler du Rojava, c’est faire du maquillage ! «
Diego del Norte.
- Pour un aperçu vidéo de 2min : https://mobile.twitter.com/young_int_woman/status/1559947667106680832
- Emprisonné dans un 1er stade qui aujourd’hui porte son nom, il fut ensuite torturé et assassiné au stade national le 15 septembre 1973, à quelques jours de ses 42 ans. La chanson de Julos s’intitule ’Victor’.
- Hussam Hammoud est un journaliste d’investigation syrien, il écrit entre autres pour The Guardian, Mediapart, France 24, Middle East Eye, al Monitor. Céline Martelet est une grande reporter indépendante francaise, elle intervient sur France Inter et France Culture. Elle a notamment co-écrit des livres sur l’État Islamique et les françaises l’ayant rejoint.
- Jiyan Tohildan (Salwa Yusef), Roj Xabûr (Joana Hisso) et Barîn Botan (Ruha Bashar) sont trois des 62 personnes tuées en un mois au Rojava. Voir au sujet de la vie de la 1ère un excellent documentaire réalisé de son vivant (avec des sous-titres en français disponibles) : https://www.youtube.com/watch?v=tCArqRIR7YQ