1. Des revendications problématiques sur le fond
Il nous faut tout d’abord insister, après avoir dressé cette chronique noire de manière factuelle (voir la première partie), sur notre but qui ne peut en rien se résumer à une critique de la police en tant que telle, ou sur le fait que ses membres demandent de meilleurs acquis sociaux. Dans une période de crises multiples et généralisées, ainsi que de récession économique, les revendications visant à exiger de meilleurs salaires et des droits de sécurité au travail sont plus que légitimes.
Cependant, le cœur des revendications syndicales n’est pas là, et c’est cela qui suscite notre inquiétude.
Les revendications des syndicats policiers sont de deux ordres : des moyens d’action contre un « manque de respect généralisé », ainsi qu’une soumission de la Justice à une idéologie sécuritaire et répressive.
1.1. Le « manque de respect » généralisé
Le message des syndicats policiers est clair : on leur « manque de respect ». La Justice, le gouvernement, les citoyens, les jeunes, le monde entier. A entendre les policiers, ils vivent une situation catastrophique : les policier.e.s n’étant plus reconnu.e.s par personne, elles et ils vivent un harcèlement quotidien, les empêchant d’exercer leur métier. Les policier.e.s se sentent « attaqué.e.s de partout ».
Toutefois, leurs arguments ne tiennent pas factuellement : prenons l’exemple de la récurrence des violences envers les policiers, dénoncée par les syndicats policiers et évoquée au moyen de titres racoleurs par RTL le 11 novembre 2022, suite à la mort de Thomas Montjoie (« Policier tué à Schaarbeek : les policiers de plus en plus visés »). Les faits sont décrits comme s’espaçant sur des « mois », alors qu’il y avait plusieurs années d’écarts entre les différentes actions violentes commises envers les policiers. Le fait d’agression policière mis en avant dans le journal datait, lui, de 2012.
Aucune statistique n’atteste de ce « manque de respect« , ni de l’augmentation des violences de façon généralisée. Les statistiques fournies par la police elle-même n’indiquent pas de pareilles données. A l’inverse du discours alarmiste et émotif, les faits ne rencontrent pas les dires des syndicalistes policiers.
Ce qui est particulièrement dommageable et constitue un précédent démocratique de taille, est que ces « fausses informations » sont utilisées pour critiquer le fonctionnement et l’indépendance de la Justice. Elles conduisent de manière plus large à une remise en question des droits fondamentaux.
1.2. Remettre en cause le fonctionnement de la Justice
Un des buts premiers recherchés par ces actions est de réduire au silence les critiques de l’institution policière, et ce par divers moyens.
Comme la chronique l’a rapporté, le lendemain de la mort de Thomas Montjoie, un couvre-feu a été imposé à un quartier entier – le fameux quartier « Nord » –, où, selon les policier.e.s, auraient lieu des phénomènes de « déchéance humaine ».
D’un point de vue sécuritaire, si le but des policier.e.s est d’accroître leur sécurité et d’avoir de meilleures conditions de travail, nous pouvons sérieusement nous demander en quoi cet objectif sera atteint en stigmatisant les habitant.e.s de ce lieu, premières victimes de l’insécurité de cet endroit oublié des pouvoirs publics.
Nous serions tenté.e d’y voir une mesure de « complaisance » faite envers les policiers, afin de les « calmer » suite à la perte de l’un des leurs.
Ce qui est évidemment dramatique : de manière totalement disproportionnée, la liberté de circuler d’un quartier entier est restreinte, pour satisfaire les aspirations racistes d’un corps d’Etat. Du simple fait de son lieu de résidence, toute une population est criminalisée. En effet, quand Eric Labourdette du SLFP parle de ce quartier comme d’une « jungle », il est difficile de ne pas voir des relents coloniaux nauséabonds dans ses propos.
De plus, que ce soient les lois portées par le gouvernement ou revendiquées par les policier.e.s, nous observons une tendance croissante à l’inscription du droit préventif dans le droit commun.
Ainsi, l’interdiction préventive du droit de manifester – qu’elle s’inscrive dans le projet de loi criminalisant les intentions présumées ou la circulaire du 25 août 2022 permettant aux bourgmestres de promulguer une interdiction individuelle de manifester – constitue en soi un tournant autoritaire majeur. En effet, c’est l’une des libertés constitutionnelles et fondamentales qui est remise en cause dans son principe.
Selon nous, ces dispositions sont inspirées – comme une bonne partie de la séquence entière, voir infra – du droit français mis en place suite au mouvement des Gilets Jaunes, à savoir le délit de « regroupement en vue de commettre des violences », qui sanctionne préventivement un potentiel délit pouvant être commis par des personnes assemblées. Rappelons également que la Justice française a mis en place des procès expéditifs, via des comparutions immédiates, pour juger les manifestant.e.s.
Les projets de loi belge, qui ont la volonté de donner accès à un grand nombre d’agents publics à des bases de données contenant des informations sensibles, constituent également des violations aux législations sur la protection des données individuelles (le RGPD).
2. Une remise en cause générale du pouvoir judiciaire
Ce que demande la police, au travers de ses revendications, n’est rien de moins que la remise en cause de la séparation des pouvoirs, pourtant l’un des piliers fondamentaux et – censément – intouchables de tout système démocratique.
L’attaque envers la Justice est totale et systématique. Prenons l’exemple des évènements du Nouvel An à Bruxelles. Le jour même, les syndicats policiers appellent la Justice et les magistrat.e.s à se remettre en question. Nous pourrions nous demander quel lien est à faire entre la Justice et les magistrat.e.s d’un côté, et des émeutes récurrentes de l’autre. Selon l’argumentaire – ou l’imaginaire – policier, c’est le « laxisme » de la Justice qui permet ces évènements (voir les slogans des pancartes rapportés dans la chronique).
Or, l’émanation du pouvoir exécutif – le bras armé de la loi, chargé de son exécution, et dépositaire du monopole de la violence légitime – ne peut faire injonction au pouvoir judiciaire, sans porter une atteinte fondamentale à la séparation des pouvoirs et donc à la démocratie elle-même.
Là où ces revendications deviennent littéralement terrifiantes, c’est le lieu, les institutions et la nature des doctrines politiques desquelles elles proviennent.
2.1. L’origine des revendications : l’extrême-droite française
Les évènements décrits dans la chronique ne peuvent être compris, comme nous l’avons indiqué, sans avoir à l’esprit le contexte français. Les syndicats policiers belges ont en effet importé la rhétorique et l’idéologie de leurs homologues de l’hexagone.
L’année avant les évènements couverts par cette chronique a eu lieu, le 19 mai 2021, une manifestation des syndicats policiers devant l’Assemblée nationale en France, durant laquelle le syndicat policier Alliance, notoirement d’extrême-droite, par la voix de son secrétaire général Fabien Vanhemelryck, avait expressément énoncé que : « Le problème de la police, c’est la Justice ! ».
Les policier.e.s français.e.s – comme les policier.e.s belges à leur suite – ont voulu envoyer un message clair en manifestant devant l’Assemblée, afin de mettre sous pression les élu.e.s pour qu’elles et ils jugulent le pouvoir judiciaire : le problème de la police ne consistait ni en des budgets rabotés, ni en des heures de travail impayées, ou en des temps de travail toujours allongés, non, le problème réel, c’était la Justice, trop « permissive » selon le discours policier quant aux « malfaiteurs », aux « racailles » et autres criminels. Les syndicats policiers misent sur leur rôle institutionnel majeur, pour que ce postulat – qui, rappelons le, ne repose pourtant sur aucune étude empirique ou statistique – ne soit remis en cause par quiconque. En effet, ils peuvent facilement perturber le bon fonctionnement de l’Etat et des autres institutions (voir infra sur les rapports de force).
Enfin, les syndicats policiers belges ne se sont pas contentés de « copier-coller » le contenu des revendications, mais ont également repris les tactiques de lobbying des syndicats français pour les imposer à l’agenda politique. S’il a fallu à la France un mouvement social d’ampleur – les Gilets Jaunes – pour arriver à la satisfaction de telles revendications, elles auront été dues en Belgique à l’instrumentalisation, par les syndicats policiers, de la mort de l’un des leurs.
2.2. La mise en place d’un inquiétant rapport de force
En s’affranchissant délibérément du respect des symboles démocratiques (tourner le dos à la place forte du pouvoir judiciaire, le Palais de Justice) et au droit (manifester en zone neutre, etc.), la police se constitue comme un véritable « Etat dans l’Etat ». Aucune autre organisation de la société civile ne peut se targuer d’un tel rapport de force – tant sur les méthodes de revendications que sur l’obtention de résultats concrets. Pensons par exemple aux soignant.e.s, enseignant.e.s, – ou encore, tout en bas dans l’échelle du rapport de force, les personnes en attente d’un droit de séjour…
Pour mettre en place ce rapport de force sans commune mesure, la police utilise plusieurs tactiques et modes d’action.
Tout d’abord, elle profite, comme l’institution militaire, d’un très fort esprit de corps parmi ses membres, qui sont « ensemble au front », et qui développent des rapports interpersonnels n’ayant pas lieu dans d’autres situations – et qui sont donc impressionnants. Cet esprit de corps est utilisé dans le cas qui nous occupe comme un outil rhétorique. Les liens entre les membres du groupe sont instrumentalisés pour porter des revendications qui sont étrangères à ses valeurs ou ses intérêts.
En effet, ce paradoxe, entre une mission officielle de défense du droit et d’exécution des missions de justice, et des pratiques et revendications en flagrantes contradiction avec cette mission, renforce ce rapport de force et rend la police intouchable et incritiquable, tant par les autorités que par les citoyen.ne.s.
Une autre technique rhétorique consiste en l’utilisation du registre émotionnel pour imposer les revendications des syndicats policiers et empêcher toute critique rationnelle des projets illibéraux promus. En effet, ainsi qu’il ressort de la séquence que nous avons recensée, c’est systématiquement un « événement-prétexte » – soit, ici, la mort d’un de leurs collègues – qui sert à la justification de revendications très générales, non spécifiquement liées à l’événement invoqué, toujours identiques, et qui visent à dénoncer des problèmes soit inexistants soit factieux.
Grâce à ce rapport de force, l’impunité dont les policier.e.s entendent jouir en matière de violences policières n’est pas négociable. A l’instar du contexte français, la demande d’une fermeté maximale dans la condamnation des violences faites aux policiers est le miroir de l’impunité totale dont ils jouiront en cas de violences policières. Au-delà de l’impunité, ils et elles s’assurent également de l’absence de toute possibilité de contestation, de critique et de contrôle. Ainsi, la brutalisation de personnes en demande d’asile, le 17 novembre 2022 est presque applaudie par les autorités, quand Médecins du Monde dénonce pourtant depuis des années les violences systématiques sur le terrain.
En conclusion, par tous les moyens nécessaires, les syndicats policiers se rendent intouchables et imposent leurs conditions au pouvoir en place, dans l’objectif de soumettre la Justice à leurs diktats, sous la menace de nuire à sa légitimité et à son fonctionnement démocratique (voir la chronique suivante).
Dans les moments les plus sombres de l’Histoire contemporaine, il a été rendu compte du danger d’un Etat dans lequel l’institution policière fait plus la loi que des politiques démocratiquement élu.e.s. Ceci constitue une caractéristique invariante des systèmes autoritaires, voire fascistes.
2.3. Une double pondération systématique
Il faut, de plus, souligner le « deux poids, deux mesures » systématique, entre les violences commises envers les policiers et les violences policières. Si ces dernières sont très rarement sanctionnées – même lorsqu’elles ont lieu à l’égard des personnes les plus vulnérables les premières le sont systématiquement et avec diligence : il aura fallu onze jours au Conseil supérieur de la Justice pour se saisir de l’affaire Montjoie. Ce qui n’est évidemment pas une mauvaise chose en soi puisque la Justice doit faire son travail. Mais elle doit également pouvoir le faire quand il s’agit de violences policières (1).
Ainsi que nous l’avons évoqué ci-dessus, cette double pondération s’illustre également par la satisfaction immédiate des revendications des syndicats policiers, au contraire de la majorité de celles des autres corps de métiers.
3. Une convergence d’intérêts
Par ailleurs, nous soulignons un autre point troublant : si le lobbying policer a assurément mis une pression sur le gouvernement, qui l’a sûrement conduit à accélérer son arsenal juridique répressif et préventif, ce dernier prévoyait déjà de manière indépendante un ensemble de lois sécuritaires et liberticides (2).
Il faut se rappeler que les pouvoirs politiques, belge et européen de manière générale, attendaient un « automne noire » du point de vue des mouvements sociaux, avec l’explosion des coûts de l’énergie et de l’inflation généralisée.
Il ne s’est rien produit de semblable. On peut supputer que le pouvoir politique a pris une certaine confiance vis-à-vis de la passivité de la population, tout en gardant à l’esprit la possibilité que des mouvements de contestation pouvaient éclater à tout moment.
Les revendications policières sont donc arrivées à point nommé pour la mise en place de l’agenda répressif du gouvernement. La police n’a eu qu’à pousser le gouvernement à agir pour que des mesures antidémocratiques ne soient adoptées.
4. Visibiliser le présent colonial
On pourra se demander la raison pour laquelle la chronique lie trois types d’évènements ensemble, à savoir les revendications policières, le passé colonial de la Belgique et la situation des personnes en irrégularité de séjour.
Tout d’abord, nous remarquons que, tant dans le cas de la « crise de l’accueil » que dans l’acception des revendications policières, l’Etat de droit et ses garanties démocratiques sont systématiquement remises en cause par… les personnes chargées de les protéger !
Le lien entre la demande d’impunité des violences policières et la commission décolonisation est tout aussi fondamental. Il s’agit de poser la question des continuités coloniales. Si le passé colonial et ses conséquences sont aujourd’hui reconnues, non seulement par les spécialistes mais aussi par les institutions politiques, les continuités de ce passé sont quant à elles tues. Ce qui signifie que, loin d’être de l’ « histoire ancienne » et révolue, les institutions mises en place durant la colonisation européenne, comme la police et en particulier la police des frontières, n’ont pas changé de fonctionnement. Il n’y a pas eu de rupture, mais au contraire une continuité complète entre les pratiques de la période coloniale et les pratiques contemporaines. En effet,les violences policières sont intrinsèquement liées au racisme ordinaire, structurel et systématique présent dans l’institution policière (3). Ces violences sont les continuités d’une institution coloniale qui avait historiquement pour fonction de gérer les territoires colonisés, et ce par tous les moyens. Ces histoires, passées et présentes, sont donc inextricablement liées.
Comme nous l’avons également évoqué ci-dessus, nous ne pouvons distinguer les revendications d’impunité policières avec le sort des migrant.e.s, qui, même quand elles et ils meurent dans une indifférence générale, sont tout de même passés par des postes frontières et des centres fermés dans lesquels elles et ils sont soumis.e.s au « monopole de la violence légitime » et ses dérives – ne prenons que l’exemple de l’opération Médusa.
L’Etat ne peut donc reprendre d’une main ce qu’il donne de l’autre : dans un cas, reconnaître la réalité du passé colonial belge – avec son inhumanité constitutive – et de l’autre, donner un blanc-seing aux violences policières.
Epilogue
La situation démocratique en Belgique est alarmante. La Démocratie est en péril, et seule une lutte pour la conserver peut nous assurer un salut collectif.
Ces atteintes structurelles à la Démocratie doivent être prises en compte, pour comprendre les raisons de la répression inégalée qui attend les prochaines manifestations d’ampleur en Belgique, avec un soutien, tacite ou explicite, de l’Intérieur et de la Justice.
Nous pouvons toutefois – comme la chronique suivante le démontrera – saluer les membres de la Justice belge, ainsi que ceux de la presse écrite, qui sont les garants de la Démocratie dans ce pays, face aux assauts ou à la déresponsabilisation du gouvernement.
Des sympathisant.e.s du Front Antifasciste…
(1) Cette double pondération a encore été rappelée récemment par la Cour européenne des droits de l’homme, lors d’un arrêt rendu le 28 juin 2022. Dans cette affaire, la Cour a déclaré que la Belgique avait violé l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, garantissant le droit à un procès équitable, dès lors que, dans une affaire judiciaire de rébellion, la Cour d’appel a accordé un poids prépondérant à la parole des policiers, alors qu’ils avaient eux-mêmes commis des violences policières et racistes lors de l’interpellation de Monsieur Bouteffala. Le gouvernement avait d’ailleurs reconnu lui-même que l’interpellation de Monsieur Bouteffala violait l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme qui interdit de soumettre quiconque à des traitements inhumains ou dégradants. Voir Unia, 28 juin 2022, accessible sur https://www.unia.be/fr/jurisprudence-alternatives/jurisprudence/cour-europeenne-des-droits-de-lhomme-28-juin-2022
(2) Alexander de Croo, Paul Magnette, Rapport des formateurs, 2020 ; partie III, « Un pays sûr », p. 47-55.
(3) Pour s’en tenir au seul champ francophone, on verra les études de Mathieu Rigouste (La Domination policière, La Fabrique, 2021) de Jérémy Rubenstein (Terreur et Séduction, La Découverte, 2022), et d’autres parmi un thème de mieux en mieux documenté. Pour une vision journalistique de la police française, voir Valentin Gendrot, Flic, Goutte d’Or, 2020. Pour une récente étude en Belgique, on verra Stéphane Jonlet, Mais d’où vient la police ?, Barricade, 2022.