Nous avions écrit ce texte il y a un mois et l’avions envoyé à ATTAC Liège qui préparait une conférence de Bernard Legros « Quelle évolution politique en occident : le néolibéralisme, la gauche et l’extrême droite ». Depuis, Liège Décroissance (organisation de Bernard Legros) a publié un billet « Culture de l’annulation dans le milieu associatif liégeois » visant en particulier le Front Antifasciste de Liège. Nous publions donc notre texte et ne réagirons pas à chaque point de ce billet, nous rappelons juste que les mouvements militants ne « censurent » pas (seul l’appareil d’État censure) mais s’opposent, que nous ne nous opposons pas de la même manière à une conférence d’extrême droite ou à une conférence confusionniste et que l’usage du concept de « cancel culture » (culture de l’annulation) a été popularisé par des mouvements réactionnaires opposés à #MeToo et #BlackLivesMatter.
Les quelques passages ajoutés à ce texte sont [entre crochets] pour mise à jour.
Contexte
L’organisation altermondialiste ATTAC Liège organise une conférence de Bernard Legros (« Quelle évolution politique en occident : le néolibéralisme, la gauche et l’extrême droite ») [1].
Bernard Legros est un des membres les plus actifs du journal Kairos. De nombreuses personnes ont essayé de faire part de leur étonnement à ATTAC Liège quant à ce choix. La personne d’ATTAC Liège qui est à l’initiative de cette soirée a répondu qu’en conséquence elle organiserait cette soirée en son nom propre et non au nom d’ATTAC Liège, mais il n’en est [était] finalement rien puisque la conférence figure dans le périodique de l’association, sur son site Internet, sur son stand à Retrouvailles et dans ses événements facebook. Seul le Centre Leonardo Da Vinci ne figure plus comme co-organisateur mais simplement comme lieu d’accueil de l’événement [2].
Selon les dires de l’organisatrice, le fait que Bernard Legros appartienne à Kairos serait secondaire, ce qui compterait c’est son « message ». Donc nous n’en sommes plus seulement à « séparer l’homme de l’artiste » mais à « séparer l’homme du militant »… ?
À propos de Kairos
Kairos n’a malheureusement plus rien à voir avec le journal anti-productiviste qu’il était lorsqu’il a été lancé il y a une dizaine d’années. Nombre d’entre nous étions lecteur·ices voire abonné•es, et nombre d’ami•es collaboraient ponctuellement au journal par des contributions d’articles. Mais c’était avant de se confronter aux errements et méthodes d’Alexandre Penasse, le rédacteur en chef. Petit à petit, tous les dégoûtés sont partis et il n’est resté que les dégoûtants. Depuis de nombreuses années, au-delà de ses positions pitoyables sur la géopolitique (pro-Poutine, pro-Assad, etc.), Kairos a fait le choix de la transphobie [3] – tellement à la mode chez les « écolos » réactionnaires – créant ainsi une porte d’entrée dans laquelle pouvaient s’engouffrer les idées et discours d’extrême droite.
Ce journal contribue désormais ouvertement à banaliser, légitimer et diffuser l’extrême droite en lui donnant de plus en plus la parole.
Dans le même ordre d’idées, depuis le covid, Kairos a fait des thèses complotistes son fond de commerce [4]. Et comme suite logique, pour couronner le tout, ce journal contribue désormais ouvertement à banaliser, légitimer et diffuser l’extrême droite en lui donnant de plus en plus la parole. On ne compte plus les figures assumées de l’extrême droite francophone auxquelles le journal a offert une tribune : Piero San Giorgio (survivaliste d’extrême droite), Salim Laïbi (complotiste antisémite), Alain Escada (Civitas), David Bouillon (ex Listes Destexhe), Guy Mettan (UDC), Marion Sigaut (Égalité et Réconciliation), Virginie Joron (Rassemblement National), etc.
À propos de Bernard Legros
Bernard Legros est membre de Liège Décroissance (ex Mpoc Liège), un des relais principaux de Kairos à Liège. Il est l’un des plus anciens membres du journal et l’un de ceux qui y écrit le plus d’articles depuis une dizaine d’années [5]. Il est également membre de son Organe d’Administration. Bref, non, on ne peut pas séparer Bernard Legros de Kairos…
Nous pourrions commenter longuement chacun de ses articles, notamment ceux où il déroule son anti-antifascisme ou ceux où il relaie des charlataneries autour du covid, mais concentrons-nous sur les trois articles les plus récents puisque ce sont ceux qui alimenteront sa conférence du 16 septembre : « L’évolution politique en Occident », « Aimez-vous ou n’aimez-vous pas la cuisine au wok(e) ? » et « Le train de la fausse conscience ». Ce que l’on y trouve est effarant: minimisation du danger néo-fasciste [6], ambiguïtés sur l’extrême droite présentée comme une forme d’opposition à l’ordre néolibéral (même s’il lui aurait préféré une opposition de gauche), relais des discours réactionnaires sur le « wokisme », relecture historique et confusion autour du « matriarcat », opposition à la « société multiculturelle » et à la « migration incontrôlée », focalisation et divagations sur les personnes trans, opposition à l’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle Evras, déni du racisme systémique, inversion des repères, crispations et frustrations autour de « la » gauche traîtresse, utilisation de tous les concepts à la mode dans le camp réactionnaire (« wokisme », « social justice warriors », « mondialistes », …), mépris envers « les gens » considérés comme trop stupides, prétention à l’objectivité intellectuelle, … La lecture de ces trois articles est particulièrement fatigante mais utile et nécessaire pour se positionner clairement.
Bien sûr que nous sommes d’accord avec certaines choses que Bernard Legros dit, mais ceci peut être le cas avec n’importe qui qu’on lit, qu’on écoute ou avec qui on a une discussion. Cela ne justifie pas de ne pas réagir à son discours réactionnaire, encore moins d’en faire la promotion.
Sa thèse principale est de dire que la plupart des « gauches » (sauf la sienne), et en particulier celle des antifascistes, préfèrent collaborer aux projets politiques néolibéraux que de prendre le risque de voir des forces politiques d’extrême droite prendre le pouvoir.
Sa thèse principale est de dire que la plupart des « gauches » (sauf la sienne), et en particulier celle des antifascistes, préfèrent collaborer aux projets politiques néolibéraux que de prendre le risque de voir des forces politiques d’extrême droite prendre le pouvoir. À moins de faire la confusion entre toutes les tendances de gauche, il n’y a pas grand chose de plus éloigné de la réalité. Depuis quand les antifascistes embrassent les politiques néolibérales ? Les antifascistes sont capables de faire la différence entre les deux (un régime néolibéral à tendance autoritaire ou un régime néofasciste) et illes combattent les deux, même si Legros est persuadé du contraire. Nous avons l’impression de faire un cours de logique en école primaire, mais : ce n’est pas parce que la droite et la gauche acquise au néolibéralisme utilisent le danger de l’extrême droite comme une excuse pour que la population continue de voter pour elles, que l’extrême droite n’existe pas ou qu’elle n’est pas un danger. Legros passe son temps à minimiser ce danger, incapable de le percevoir (malgré tous les signaux les plus évidents) et préfère prendre en grippe les collectifs qui luttent contre l’extrême droitisation de la société. Il reste tout aussi aveugle sur les agressions transphobes, les progroms, les meurtres, les expéditions punitives dans des librairies, des bars, des écoles en lutte ou des locaux de syndicats, l’armement et la préparation des suprémacistes blancs pour leur « guerre raciale », leurs liens avec la police et parfois l’armée, leur utilisation en tant que milices auxiliaires de l’État (en Grèce, en France récemment, au Brésil, en Inde, etc.), la préparation d’attentats, les incendies criminels, les menaces etc. qui se multiplient. Il choisit de réduire ce danger à « une poignée de néo-nazis qui se réunissent dans les arrières-salles des bars ».
Son texte est tellement confusionniste [7] qu’on en vient à se demander s’il ne regrette pas que cette nouvelle « opposition » (sic) d’extrême droite – qui aurait mieux compris que la gauche radicale ce qu’il s’est passé durant le covid, selon son article – n’ait pas encore vraiment remplacé les néolibéraux.
– « Certains pensent qu’il [le néolibéralisme] est en déclin, car rattrapé par la crise écologique et sanitaire, dépassé par le mercantilisme en Chine et par l’illibéralisme en Turquie, Russie, Hongrie, Pologne, Brésil (sous Jair Bolsonaro) et [aux] États-Unis (sous Donald Trump). Rien n’est moins vrai. Ces derniers ont d’ailleurs été remplacés par des dirigeants au profil néolibéral, Joe Biden et Lula Da Silva » (Kairos n° 59, p. 4).
– « Considérée comme une nostalgique de Mussolini, Meloni ne fera finalement pas sortir son pays de l’UE, de la zone euro et de l’OTAN. Comme souverainiste d’extrême droite, on fait mieux ! Les néolibéraux italiens peuvent dormir sur leurs deux oreilles. » (Kairos n° 59, p. 5).
– « Les néolibéraux sont favorables à un capitalisme mondialisé, financiarisé, numérique et de surveillance, quand l’extrême droite souhaite retourner à un capitalisme national, régulé, protectionniste, réenchassé dans le politique et qui tienne compte de la justice sociale – du moins est-ce qui ressort de ses discours. […] quelle que soit l’opinion qu’on ait des meneurs populistes, ayons conscience du danger néolibéral qui est de faire disparaitre à terme la politique au profit d’un pilotage cybernétique (algorithmique) des foules. » (Kairos n° 59, p. 5).
Petite cerise sur le gâteau, il termine une de ses dernières vidéos en concluant par la réflexion que Trump avait peut-être raison.
Les extrêmes droites n’arrêtent pas de prétendre qu’elles se lèvent contre le libéralisme (Macron, Trudeau, De Croo, Scholz, etc.) pour populariser leur narratif et leurs « alternatives », alors qu’à chaque fois qu’elles sont au pouvoir elles appliquent les mêmes politiques, mais en pire (Trump, Bolsonaro, Orban, Meloni, etc.) – notamment en termes de destruction des conquêtes sociales et d’autoritarisme. Il ne veut pas non plus voir que les néolibéraux (nous préférons le terme de capitalisme, qu’il soit dans sa phase néolibérale ou non n’y change pas grand chose) et les néofascistes sont déjà en train de travailler ensemble et de se renforcer mutuellement (la France en est un des meilleurs exemples). Toute la classe bourgeoise ne s’entend pas encore sur ce choix risqué, bien entendu, et il ne se fera pas partout au même moment, mais s’il y a bien un risque majeur dans l’évolution politique de l’occident actuelle, il se situe là. Si ce qui inquiète le plus Bernard Legros est le techno-fascisme, et nous partageons cette inquiétude, où est-il lorsque les outils technologiques de contrôle de population sont testés dans les quartiers populaires ?
Si ce qui inquiète le plus Bernard Legros est le techno-fascisme, et nous partageons cette inquiétude, où est-il lorsque les outils technologiques de contrôle de population sont testés dans les quartiers populaires ?
Nous ne commenterons même pas son invitation à l’anarchisme souverainiste (sic) ni le slogan hors sol « la police avec nous! » avec lesquels il clôture son article.
Taper sur (toutes) les gauches à cause de ses frustrations personnelles et faire sien les discours réactionnaires est un choix politique. Un choix politique que nous avons acté depuis longtemps, et sur lequel nous invitons toute organisation à se pencher lorsqu’elle envisage de lui faire une publicité.
Conclusion
Heureusement, l’écrasante majorité des associations ancrées à gauche gardent les pieds sur terre et savent faire la différence entre esprit critique et discours réactionnaire (logique, c’est précisément leur boulot…).
Tout ceci est en décalage évident avec les valeurs et la charte du FAL que ATTAC Liège a signé il y a quelques années. Nous restons disponibles et ouvert·es pour échanger sur ces désaccords fondamentaux, comme nous leur en avons fait part à plus d’une reprise, ne serait-ce que par respect pour leur apport historique au camp social.
[Après avoir reçu ce texte, ATTAC-Liège a pris la décision de ne pas organiser cette conférence en son nom et a accepté notre proposition de rencontre pour en discuter]
Nous invitons d’ailleurs le secteur associatif et culturel dans son ensemble à réfléchir à ce que signifierait l’application d’un cordon sanitaire associatif autour des idées réactionnaires et d’extrême droite. Il ne s’agirait en rien de mettre l’ensemble des discours réactionnaires dans le même sac (Kairos n’est pas Nation qui n’est pas le MR) mais de les analyser pour ce qu’ils sont et de poser des limites claires au-delà desquelles la promotion et les partenariats n’auraient plus de sens.
Des participant·es du FAL
Notes
[1] C’est le titre (tout en modestie) d’un de ses derniers articles : https://www.kairospresse.be/levolution-politique-en-occident-3/
[2] En août 2021, le Mpoc Liège avait voulu organiser une conférence du complotiste Michel Weber « Covid-19(84) – La vérité politique du mensonge sanitaire » au Centre Liégeois du Beau-Mur, avec le soutien d’ATTAC Liège. Bien entendu, le lieu d’accueil n’avait pas été informé des propos tenus par le Mpoc Liège et par Michel Weber (gageons que c’est une nouvelle fois le cas ici avec le Centre Leonardo Da Vinci). Après avoir vu le contenu nauséabond de leur site Internet, ils ont pris position et ont retiré leur soutien. Le Mpoc Liège les avait alors attaqué publiquement d’une manière pitoyable : https://www.kairospresse.be/lettre-ouverte-aux-membres-des-conseils-dadministration-%E2%80%A8dattac-liege-et-du-beau-mur/
[3] Le CADTM Belgique, qui est une autre association signataire du FAL, avait écrit un article à ce sujet il y a trois ans : « Transphobie sous couvert d’écologisme » https://www.cadtm.org/Transphobie-sous-couvert-d-ecologisme
[4] Lire à ce sujet le dossier d’Ensemble! « Kairos sur la vague du complotisme » : https://www.ensemble.be/wp-content/uploads/2023/02/Ensemble_109-dossierkairos_020.pdf. Suite à ce dossier, Kairos a bien évidemment envoyé une lettre de mise en demeure à Ensemble! en les menaçant d’importantes astreintes judiciaires s’ils ne retiraient pas cette publication. Ils ne sont pas à une contradiction près : « menaces », « censure », « culture de l’annulation », blabla.. À ce sujet lire « Kairos : un dossier qui a fait mouche » : https://www.ensemble.be/?p=15172
[5] On vous laisse le plaisir de les découvrir : https://www.kairospresse.be/contributeurs/bernard-legros/?highlight=bernard+legros.
[6] Il déroule cet aveuglement d’une manière encore plus longue dans son article « Sur la montée de l’extrême droite » https://www.kairospresse.be/sur-la-montee-de-lextreme-droite/ : « La ‘montée de l’extrême droite’ est un cliché mondain, un clin d’œil attristé entre démocrates inquiets » (Kairos n° 55, p. 8).
[7] Par « confusion » nous entendons un mélange, voire un renversement, entre les idées d’extrême droite et de gauche radicale. Par « confus » nous entendons des personnes ou propos politiquement incohérents, qui relaient cette confusion en répétant des opinions ou informations sans passer par le processus de l’analyse critique. Par « confusionniste » nous entendons des personnes ou organisations qui diffusent volontairement cette confusion au sein de la population afin d’atteindre leurs objectifs politiques.